Interview de Jiri Wackermann

Responsable du département de Psychophysique Empirique et Analytique

Institut für Grenzgebiete der Psychologie und Psychohygiene (IGPP), Fribourg (Allemagne)

 

Quels programmes de recherche conduisez-vous actuellement ?
 

L'objectif de recherche à long terme de notre unité est l'exploration des relations psycho-physiques (pensée-matière), avec un accent particulier sur les corrélations entre les états fonctionnels du cerveau et les états mentaux. Comme l'indique le nom de notre département, nous mettons le même poids dans le travail expérimental que dans le raisonnement et la modélisation théorique. Ainsi nous traitons la perception dite " extrasensorielle " ou les processus cognitifs comme des catégories de la normalité, et non à part. Ce " paradigme de la neutralité " vous semblera probablement plus clair avec des exemples.

A ce jour, il y a plusieurs axes parallèles de recherche :

Nous travaillons sur les corrélations de l'activité électrique du cerveau avec la production d'imagerie induite par isolation sensorielle (selon le protocole ganzfeld). Le ganzfeld est utilisé depuis des décennies par les chercheurs en parapsychologie pour induire ce que l'on appelle des " états de vigilance interne ", dont on pense qu'ils permettent ou facilitent la télépathie ou d'autres formes de " communication psi ". Etonnamment, peu de choses sont connues des effets du ganzfeld en lui-même, en termes d'activité électrique et physiologique du cerveau. Nous avons étudié ces effets, en les comparant avec les état dits hypnagogiques (états mentaux transitoires se manifestant à l'endormissement par des " flashs " de type onirique), et en observant particulièrement les corrélations EEG des perceptions hallucinatoires induites par le ganzfeld.

Un deuxième axe porte sur la perception du temps et les rythmes cérébraux. La représentation interne du temps - on parle aussi de " temps psychologique " ou subjectif -, est un sujet très intéressant pour la psychologie et la psychophysique, de même que pour la neurophysiologie. Les distorsions de l'expérience subjective du temps sont parmi les composantes les plus saillantes de ce qu'on appelle les " états modifiés de conscience ". Nous travaillons sur l'hypothèse que l'activité cérébrale joue un rôle important en conservant une mesure interne des intervalles de temps écoulés. Nous avons étudié les effets de la " stimulation photique " sur l'activité du cerveau et sur les performances dans des activités simples de " reproduction " (évaluation) d'une durée. Cette stimulation s'effectue à l'aide de lumières dont l'intensité et les motifs géométriques (à damiers) varient périodiquement. Il s'agit d'une méthode classique pour induire un état de " résonance " dans le cerveau, qui le voit adopter jusqu'à un certain point la fréquence de la stimulation périodique appliquée.

Un troisième thème passionnant est l'étude des corrélations entre l'activité électrique des cerveaux de deux sujets séparés et isolés. Dans une étude menée avec le Pr. Walach et son équipe de l'université de Fribourg, nous avons testé l'hypothèse selon laquelle il pourrait y avoir une " corrélation non-locale " entre les activités cérébrales de deux personnes totalement isolées l'une de l'autre. Des études menées dans les années 90 ont prétendu qu'avec une telle installation " dyadique " (d'après Aristote, idée métaphysique de la dualité), lorsqu'on stimule visuellement un des sujets, une réponse de l'activité électrique du cerveau (Potentiel évoqué visuel, cf. glossaire) était observée non seulement dans le cerveau du sujet stimulé mais également dans le cerveau du sujet non stimulé (le seul lien entre eux étant l'intention de l'expérimentateur ! ndr). Nous avons mené une étude pour tester ces affirmations et nous préparons actuellement une étude complémentaire pour reproduire les résultats et élargir la méthodologie.

Nous travaillons également sur les modèles probabilistes des " cognitions anormales " et l'analyse de possibles sources d'artefacts. [En bref, nous construisons des " modèles imaginaires ", abstraits, représentant la perception dans des conditions spéciales. Ils mettent en jeu un " agent " (non spécifié) permettant d'obtenir une réponse correcte, comme si le stimulus était réellement perçu, alors que les autres réponses sont dues au hasard. Sur cette base, nous étudions les propriétés des procédures d'analyse des données conçues pour détecter cet agent, ou pour détecter des correlations entre l'action de l'agent (inobservable) et des variables observables, par exemple physiologiques. Dans un autre travail nous avons étudié comment l'effet " d'expectation " (s'attendre à) peut être la cause d'artefacts qui simulent des effets anormaux, comme la précognition.]

Enfin nous menons des recherches sur la méthodologie d'établissement d'états fonctionnels du cerveau, pour une identification plus précise de ces " micro-états ".

 
Quels sont les résultats les plus significatifs que vous avez obtenus ?
 

Sur le premier thème, nous avons démontré que l'état fonctionnel du cerveau induit par le ganzfeld est, contrairement à des idées très répandues, différent de celui présenté lors de l'endormissement (c'est-à-dire les états hypnagogiques). Nous avons décrit l'électrophysiologie de cet état et proposé une catégorie plus large, couvrant à la fois les états induits par le ganzfeld et les états hypnagogiques, appelée " états hypnagoïdes ". Une série d'études complémentaires a porté sur les signatures EEG de la genèse de perceptions hallucinatoires, et nous avons décrit en détail l'électro-physiologie des phases préparatoires et exécutives de ce processus. En d'autres termes les phases lors desquelles l'hallucination induite par le ganzfeld s'établit et devient une image claire, et les phases où le sujet identifie l'hallucination comme telle et peut la commenter.
Il faut noter que toutes ces études ont été menées sans aucun " transfert télépathique " de l'extérieur. Le public, et même certains chercheurs en parapsychologie, oublient souvent que la communication dite " psi " n'est pas une condition nécessaire pour que de telles expériences subjectives se produisent. Cette observation n'exclut pas bien sûr que le contenu mental d'une autre personne puisse " s'infiltrer " dans l'imagerie d'un sujet exposé au ganzfeld. Nous sommes ouverts à cette possibilité et souhaitons mettre en place une autre étude pour tester ceci précisément. Cependant, nous pensons que pour saisir un phénomène, nous devons le décomposer en ses constituants et essayer de décrire ceux-ci aussi bien que possible, avant d'investiguer des phénomènes qui surviennent dans des approches expérimentales plus complexes.

Sur le deuxième point, nous avons trouvé une influence significative de la " stimulation photique " des rythmes cérébraux sur l'écoulement subjectif du temps. Ce qui se manifeste de façon mesurable et significative par des tendances à sous-estimer ou sur-estimer des intervalles de temps donnés selon le type de stimulation appliqué et selon la phase de l'exercice : rétention (mémoriser la durée d'apparition d'une image, et la reproduire ) ou reproduction simple (reproduire subjectivement la durée mémorisée, sans support image). Ces effets comportementaux ont été corrélés avec la magnitude de la stimulation photique telle que mesurée dans l'activité cérébrale ; et ainsi corroborent l'hypothèse générale selon laquelle l'activité électrique du cerveau sert de référence temporelle à notre comportement lié au temps, et probablement à notre " expérience du temps " en tant que telle.

Troisièmement, nous avons trouvé certaines déviations dans les EEGs de sujets non stimulés, parfaitement synchrones avec la stimulation de l'autre membre d'un binôme. Je rappelle que les sujets non stimulés étaient totalement isolés de tout ce qui pouvait être fait aux sujets stimulés, de sorte qu'ils ne pouvaient savoir (ni leurs cerveaux) quand le stimulus était appliqué dans l'autre pièce. Voici donc une découverte bien intéressante.

Nous avons vérifié deux fois les sources possibles de communication que nous pouvions imaginer mais rien n'explique ces résultats. Si ils devaient être confirmés par une réplication indépendante, ceci indiquerait que la réaction d'un cerveau à un stimulus peut, de façon inconnue aujourd'hui, s'accompagner de modifications légères mais mesurables dans l'activité d'autres cerveaux. Cependant il est inutile de spéculer à ce stade sur le mode " que se passerait-il si… ? " C'est une erreur fréquente des impatients, novices en science, et ce serait un péché mortel que de se commettre dans des recherches aussi risquées ! Nous devons attendre les résultats de l'étude complémentaire, dont une partie est conçue pour répliquer l'étude précédente.

Pour calmer l'enthousiasme du lecteur, je dois insister sur trois points importants :

a) Il ne s'agit pas de télépathie. Le sujet non stimulé ignorait à quel moment l'autre était stimulé et n'avait aucune expérience consciente, sensorielle ou cognitive d'un contenu similaire.

b) L'effet, s'il y en a bien un, est de faible amplitude, il est donc probable qu'en temps normal ce qui arrive à Bob n'ait aucun effet perceptible sur Alice à moins qu'il ne soient engagés dans un mode de communication habituel. Nous avons dû utiliser des méthodes statistiques très sensibles pour détecter des variations mineures. Par ailleurs nous n'avons pas pu confirmer d'anciens résultats selon lesquels il y aurait dans le cerveau quelque chose comme des " potentiels transférés ".

c) De même nous ne confirmons pas une autre hypothèse, en l'occurrence qu'une sorte de lien émotionnel ou de rapport interpersonnel établi par une méditation à deux, facilite le phénomène. Il n'y a eu en effet aucune indication de différence entre les sous-groupes de paires, composées dans un cas de personnes proches, avec un exercice de méditation précédant la session, et composées dans l'autre cas de personnes ne se connaissant pas et sans aucune préparation particulière (et ignorant même faire partie d'une " paire "). Voilà une mauvaise nouvelle pour ceux qui attendent de ces expériences une confirmation des positions notamment défendues par la psychologie transpersonnelle. Bien entendu nous pouvons pas exclure que la relation entre les deux personnes joue un rôle " modérateur " sur l'effet observé, mais il est presque sûr que ce n'est pas la condition nécessaire à sa réalisation.

Enfin nous avons démontré que l'effet " d'expectation " peut parfaitement simuler les effets de pré-cognition, et que les affirmations précédentes concernant l'inexistence de tels artefacts étaient invalides. Il s'agit là de mathématiques formelles, et j'ai présenté ces résultats à Paris en août 2002 lors de la convention de la Parapsychological Association.

 
Comment votre travail est-il considéré dans les milieux scientifiques et universitaires ?
 

Pour autant que je puisse en juger, mon travail est très bien accepté par la communauté scientifique. Les résultats de presque toutes les études décrites ont été présentés dans les congrès de sociétés scientifiques reconnues et publiés dans des revues " à comité de lecture " de haute réputation. Les résultats de l'étude de corrélation EEG de deux sujets isolés ont été publiés dans les " Neurosciences Letters ", un journal consacré aux découvertes récentes dans ce domaine.
En fait nous n'avons pas de problèmes avec l'acceptation de nos recherches dans les milieux universitaires; nous n'avons jamais fait l'objet de critiques injustifiées, de rejet dogmatique, ou d'aucune forme d'ostracisme. Cela peut sembler contradictoire avec ce dont se plaignent plusieurs chercheurs de " l'inexpliqué ", mais pour ma part je n'y vois pas de contradiction. Ce que nous faisons est de la recherche plutôt " normale ", réalisée sur la base de méthodologies éprouvées et de prémisses conservatrices, et j'oserai même dire positivistes ! A mon avis c'est la seule façon de faire de la recherche dans ces domaines sur une base solide : sans affirmations exagérées concernant " l'inconnu " ou " les dimensions inexplorées de la réalité ", sans effet de mode ou de rhétoriques " new age " ou " nouvelle science ". Si on définit le courant dominant (mainstream) comme étant " ce que 90% des chercheurs font ", alors très bien, notre travail n'est pas exactement dans le courant dominant mais il partage avec lui une méthodologie et un conservatisme solide. Dans ce sens il est 100% " mainstream ".

Pour être honnête, l'opposition ou la contre-position d'une recherche sur le " paranormal " et d'une recherche " mainstream ", ou d'une nouvelle science versus une science académique, est à mon avis artificielle et simplement stupide. Nous n'étudions pas des " anomalies " pour obtenir une " preuve " de l'existence du " paranormal ". Nous faisons de la recherche plutôt ordinaire dans des domaines particuliers qui sont encore peu explorés et d'autant moins compris. Nous évitons strictement toute rhétorique révolutionnaire ou visionnaire.
Sachant ce que d'estimés collègues en ce domaine pensent de cette stratégie, je voudrais souligner : il ne s'agit pas d'opportunisme, c'est notre credo.

 
Observez-vous une évolution dans la façon dont les " phénomènes psi " sont perçus, y compris dans le grand public ?
 

Comme je l'ai dit, nous ne nous sentons pas tenus de promouvoir ou de populariser ce qu'on appelle " les phénomènes psi ". Concernant le terme Psi, ce serait acceptable si on le réservait à une classe de phénomènes étudiés ou compris de façon jusqu'alors insatisfaisante, selon l'intention initiale. De nos jours ce terme est trop souvent synonyme de " l'inexplicable ", quelque chose qui doit être prouvé comme " existant " ou " non-existant ", et ce qui devrait n'être que des sujets de recherches et de discours scientifiques, devient un sujet de discussion dans la guerre mondiale des opinions. C'est pourquoi nous abhorrons ce terme et ne l'utilisons plus désormais.

Je ne suis pas la personne la plus indiquée pour répondre à cette question de toutes façons. Comme vous l'avez compris je suis un scientifique plutôt attaché à la tradition et conservateur jusqu'à l'os. Il en va de même pour la plupart de mes collègues du département ; j'essaye d'insuffler cette philosophie aux nouveaux arrivants et aux étudiants. Ainsi je ne pense pas que la compréhension (ou plus souvent la mé-compréhension) du grand public soit d'une quelconque importance pour le problème en tant que tel.

Je sais que beaucoup ne seront pas d'accord, mais malgré cela - ou plutôt précisément à cause de cela -, je voudrais dire que la sociologie et l'histoire des sciences peuvent aider à reconstruire une découverte scientifique, en mettant à jour les mécanismes de son acceptation ou de son rejet, mais elles n'apportent aucune découverte par elles-mêmes, ni n'aident à construire une simple expérience qui fonctionne. Les questions posées doivent trouver des réponses dans les laboratoires, pas dans les discours publics ou médiatiques. C'est dans les laboratoires que les discussions seront tranchées, pas dans l'agora. Et il est ingénu de croire que nous avons seulement besoin de davantage de relations publiques pour y parvenir. Non, nous avons besoin de moins de publicité, de déclarations moins péremptoires, et de plus de temps passé sur le plan de travail.

Bien sûr, je n'affirme pas que l'histoire des sciences est inutile. Bien au contraire, nous devons l'étudier et en tirer des leçons. Une telle leçon peut être trouvée dans l'histoire de la théorie de la relativité. La précession du périhélie de Mercure était un phénomène bien établi, basé sur des observations, " avant " qu'il n'existe une théorie capable de l'expliquer. Et les déviations furent mesurées pour tester la théorie à partir des images d'étoiles fixes, proches de la circonférence du soleil, mais celles-ci furent photographiées et mesurées " avant " que les journaux et les stations de radio ne commencent leur fanfare à propos d'Einstein. Ce n'est pas l'opinion publique qui déplace les planètes ou courbe les rayons lumineux.

 
Concernant votre activité de chercheur, quel est votre espoir pour le futur ?
 

Je souhaite poursuivre nos recherches dans tous les domaines évoqués, et d'autres encore, de façon tranquille et concentrée. Nous sommes impatients de voir ce qui va sortir de notre étude de réplication de la corrélation dyadique des EEG, mais les autres thèmes sont tout aussi importants.

En fait, notre position neutre et conservatrice est très satisfaisante en ce que nous ne sommes jamais déçus par des " résultats négatifs ". Dès lors que nous ne souscrivons à aucun système de croyance, " pro-psi " ou le contraire, nous ne courons pas le risque d'être frustrés si une réplication échoue ou si nos attentes ne sont pas confirmées. Si ça ne marche pas, encore et encore, alors probablement que notre hypothèse de départ est fausse. Nous ne sommes pas là pour " prouver " quoi que ce soit ; et nous voudrions inviter les autres chercheurs à adopter cette stratégie sensible et " garantie sans échec ".

 
 
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RÉFÉRENCES

Site web (en anglais) : Institute für Grenzgebiete der Psychologie und Psychohygiene (I.G.P.P.)

 

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